Imaginer les usages d'un numérique plus inclusif
ou : remonter la chaîne de conception des projets digitaux pour être certain d'embarquer tous les profils, toutes les contraintes, tous les impacts...
Lors d’un récent atelier d’écriture, au cours duquel j’avais demandé à imaginer des usages mikrodystopiques de l’intelligence artificielle, l’une des participantes a proposé une application de vestiaire intelligent, choisissant pour vous chaque matin, dans votre penderie, les habits qui conviendraient le mieux aux circonstances de la journée : agenda professionnel, activité physique, température ou météo... Un usage plutôt sympathique de la technologie, qui – le faisait remarquer une autre participante – existe déjà grâce à certaines applications.
Alors, où est la dystopie ?
Mon premier réflexe a été de penser à la fiabilité des prévisions météo. Les prévisionnistes de Météo France s’étaient en effet mis en grève au cours du mois de mars pour dénoncer la mainmise de l’intelligence artificielle sur leur travail, et surtout la moins grande précision des prévisions à la suite de ce déploiement. J’imaginais donc une application de vestiaire rendue imprévisible pour cause de forecast météo erroné, suggérant des T-shirts légers les jours de grêles et les manteaux les plus épais en plein été de canicule.
Mais ce n’est pas ce que la participante avait en tête.
Elle, imaginait une application de vestiaire intelligent utilisée majoritairement par des femmes – oui, oui, les clichés – mais dont l’algorithme principal aurait été conçu par... des hommes. Et donc, suggérant systématiquement des jupes courtes ou des robes sexies les jours de chaleur, ne considérant pas que les jours de règles puissent être un critère dans le choix des vêtements, et imposant de fait des stéréotypes, et des envies, très masculins.
Un scénario difficile à imaginer en premier abord pour un animateur-d’atelier-homme, mais qui devient très logique quand on se met dans la peau... d’une femme.
Référentiels et accessibilité
L’exemple ci-dessus, qui vaut pour la fiction, se transpose assez bien à la conception de sites Web ou d’outils numériques, et montre tout le problème posé par la conception de ces plateformes que l’on souhaite inclusives : la projection au-delà de ses propres usages. Et que l’on parle d’accessibilité numérique, de diversité ou de maturité technique des utilisateurs, le problème reste toujours plus ou moins le même : comment sortir d’un design extrêmement centré sur les usages les plus matures, ou tout du moins les plus populaires ?
Bien entendu, il y a les référentiels. C’est le minimum, lorsque l’on se prétend concepteur de plateformes numériques inclusives, que de s’y intéresser.
Chez Mon Oncle, nos équipes baignent dans l’accessibilité depuis leurs premières rencontres avec le numérique et le développement d’interfaces pour les administrations ou les délégataires de service public.
Un service public se doit aujourd’hui, en France et partout ailleurs, d’être accessible aux personnes porteuses de handicap, que celui-ci soit visuel, auditif, moteur... c’est même une obligation légale depuis la loi du 11 février 2005. Et si l’obligation n’existe pas pour les sites issus de structures privées, les bonnes pratiques recommandent tout de même à toute personne morale ou physique s’exprimant sur le Net de prendre en compte les règles du Référentiel général d’amélioration de l'accessibilité (RGAA).
Des règles de bon sens prônant par exemple un contraste suffisant entre les couleurs des textes et les couleurs de fond, une taille de police suffisante pour être lisible confortablement, une alternative textuelle aux images pour les lecteurs vocaux de pages Web, etc.
Des bonnes pratiques que suivent aujourd’hui l’immense majorité des designers du Web.
Contraintes techniques et écologiques
Pour être certain de s’adresser dans de bonnes conditions à la majorité des audiences, les émulateurs sont également d’un grand secours.
On parlera des outils d’accessibilité, comme les lecteurs d’écran, qui permettent de s’assurer de la compréhensibilité des pages Web, mais également de plateformes comme BrowserStack qui simulent l’utilisation de différentes versions de systèmes d’exploitation, de navigateurs Web ou de clients e-mail. L’idée est ici de s’assurer de la compatibilité technique de ses développements (sites, e-mails) avec l’importante variété de dispositifs technologiques qui servent aujourd’hui parcourir le Net. Tout le monde, au sein de votre audience, ne possède pas forcément le dernier iPhone ou un ordinateur tout frais sorti d’usine.
S’assurer d’une rétrocompatibilité de ses développements avec des matériels plus anciens, moins performants, tout comme s’assurer de la légèreté de son code afin qu’il soit diffusé au mieux, même avec des performances réseaux réduites, c’est également assurer l’accessibilité de ses contenus à une audience plus large.
Soit dit en passant, cette contrainte matérielle pourrait d’ailleurs être amenée à prendre de l’importance dans les années à venir, conséquence logique du dérèglement écologique, des éventuelles pénuries de ressources et des changements d’usage. Nombreux sont en effet ceux à imaginer que le rythme de renouvellement du matériel informatique chez les utilisateurs finaux va – et doit – ralentir, et la durée de vie moyenne du matériel s’allonger. Une contrainte supplémentaire pour la conception technique des plateformes qui se devront d’être alors plus frugales et compatibles avec des terminaux parfois anciens et moins performants. Comme pour les audiences, les cas d’usages techniques se multiplient.
Faire avec l’autre
Mais les réponses techniques que sont les référentiels et les simulateurs ne font pas tout.
Si elles permettent de s’assurer que les développements sont compatibles avec un maximum d’audiences possible, elles ne peuvent corriger une phase de conception et de design menée, elle, de manière non-inclusive. Elles ne servent qu’à valider les contraintes que l’on a imposé à l’étape de développement, sans vérifier pour autant que celles-ci sont suffisantes. Elles ne remplacent pas non plus les tests utilisateurs.
Car pour réellement s’assurer de l’inclusivité – au sens large de celle-ci, l’inclusion de TOUS les types d’audience – des produits et services, le meilleur moyen reste encore de s’assurer de la contribution de ces mêmes audiences, et ce dès la phase de conception. Pour reprendre l’exemple fictif du début de cet article – le vestiaire intelligent conçu par des hommes – l’une des solutions la plus efficace pour éviter ce genre d’échec aurait été d’inclure très simplement des femmes dans l’équipe de conception de cette plateforme et d’écouter leurs besoins, envies et contraintes. Et également de leur demander de tester les premières versions de l’application, en cours de développement.
Vous trouvez peut-être l’exemple caricatural ? Mais penchez-vous sur les différents fails du design, qui laissent de côté des parts entières de la population par manque de prise en compte de leurs particularités lors de leur conception, comme ces distributeurs de savon ou sèche-mains pour qui les personnes noires sont invisibles ou ces jeux vidéo en réalité virtuelle qui demandent aux joueurs de se saisir de chargeurs de munitions accrochés à leur poitrine, et qui sont de fait inaccessibles aux femmes à cause... de leurs seins. Difficile de passer un mois sans que ne soit révélé ce genre d’erreur de design.
Sur le Web, si les problèmes sont moins physiques, ils ne sont pas forcément moins graves tant les outils digitaux touchent désormais une large partie de notre quotidien. La dématérialisation des services publics, par exemple, montre à quel point de “simples développements Web” peuvent avoir un impact important s’ils ne sont pas réfléchis avec le souci de servir l’ensemble des publics, quel que soit le profil, mais également son niveau de maturité et d’équipement numérique.
Changer de peau
Handicaps, accessibilité, diversité, usages, plateformes technologiques... les facettes de l’inclusivité digitale sont décidément nombreuses et ont même tendance à se multiplier au fil des changements de notre société. Difficile face à cette complexité de promettre une recette miracle pour imaginer, concevoir et créer des services garantis 100% inclusifs. Si le résultat, et la mise en œuvre, sont bien entendu importants, c’est avant tout dans l’intention du projet que se cache la véritable inclusivité.
À qui s’adresse votre plateforme digitale ? Difficile aujourd’hui, tant le Web fait partie de nos vies, de prétendre qu’elle ne s’adresse qu’à la partie de la population la plus connectée, la plus technologiquement à jour et encore qu’elle laisse de côté des porteurs de handicap, des minorités ou les femmes. Chacun doit pouvoir accéder et user des outils numériques de la même façon, en y profitant de la même expérience et sans subir de biais, quel qu’en soit l’origine.
Et pour que cela soit possible, les concepteurs, mais également l’ensemble des équipes qui travaillent sur les projets digitaux, doivent apprendre à changer de peau, à s’interroger et à interroger les autres à chaque étape de leur travail.
Prendre un temps de recul lors des phases de design ou de développement. Faire tester ses idées, ses interfaces, son code à d’autres personnes, à d’autres profils. Élargir ses cercles de discussion et ne pas hésiter à collecter des avis en dehors d’une équipe projet – ou d’une équipe client – qui a trop souvent le nez dans le guidon. Enfin s’assurer, en complément, d’une veille fréquente sur ces usages qui évoluent et sur les exigences souvent changeantes des utilisateurs.
Bref, être ouvert, curieux et inclusif, d’abord soi-même.
Et cultiver le côté profondément humain de notre travail sur les interfaces et outils digitaux. Parce que, ne l’oublions pas, nous faisons avant tout cela pour d’autres humains.